Interview : Pour Pierre Christin qui s’expose à Angoulême « le scénario a été mon moyen de changer la BD »

Pierre Christin est le héros d’une exposition à Angoulême fin janvier pour l’édition 2020 du Festival. Il a remporté le Prix Goscinny l’an dernier. Le scénariste de quelques-un des meilleurs et plus novateurs albums du 9e art est incontournable. Journaliste, passionné d’actualité et de géo-politique, directeur de l’école de journalisme de Bordeaux, Christin c’est, avec Mézières, Valérian, de la SF écolo avant l’heure, brillante, inventive, décapante. Il y a aussi Bilal pour qui Christin signe ses meilleurs scénarios, Juillard. Pierre Christin a offert à ligneclaire.info une interview sur tout ce qui fait sa vie, sur la BD passée et présente, ses albums en chantier toujours et encore. Pierre Christin a la franchise intelligente, celle du cœur. Voici la totalité de l’interview. On y retrouve un Pierre Christin en grande forme, drôle et émouvant. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.

Pierre Christin
Pierre Christin. Photo Georges Seguin ®

Pierre Christin, vous êtes au cœur d’une rétrospective à Angoulême. D’où en vient l’idée ?

Elle vient du Prix Goscinny, elle n’est pas de moi. Qui dit obtenir ce prix, dit en principe exposition l’année suivante. Donc, je ne pouvais pas dire non mais je n’y avais pas pensé moi-même avant.

Comment l’exposition s’est-elle mise en place ? Qu’est-ce qu’on rassemble dans une rétrospective quand on est scénariste ?

Dans la tête de Pierre Christin J’ai commencé par inquiéter les organisateurs du prix Goscinny et les gens d’Angoulême en disant que, moi, je n’aimais pas trop les expos en général et les expos de BD en particulier. La plupart d’entre elles consistent à afficher des choses qui ne sont pas faites pour cela. La peinture est faite pour les galeries. La BD est faite pour être publiée dans des journaux, des livres. Ce n’est que très récemment qu’on s’est mis à faire des expositions de tout et rien. J’ai donc dit OK, j’y vais, mais je vais proposer une logique narrative qui se rapproche de ce qu’est l’essence même de la BD, donner du sens aux planches ou des reproductions qui seront montrées à Angoulême. Le mot reproduction a contribué à augmenter l’inquiétude de mes interlocuteurs car, paraît-il, les gens du festival ne veulent que des originaux.

Difficile une expo pour un scénariste ?

Faire une exposition avec un dessinateur est facile. Il peut piocher dans son stock de planches. Avec moi, c’est plus compliqué parce que j’ai travaillé avec une bonne vingtaine de dessinateurs de façon régulière, une trentaine de façon ponctuelle. Mais ça ne me gêne pas qu’il y ait des repros dont le but est de nourrir la réflexion et non pas de montrer une œuvre.

Est-Ouest L’exposition, c’est vous et votre parcours.

Oui, mais c’est vrai que je ne serais rien sans les dessinateurs. Il faut beaucoup d’illustrations mais pas avec une vénération de l’objet dessin. Je souhaite qu’il y ait de très grands agrandissements de certains dessins.

Pour flasher sur une case, une partie de la planche ?

Oui c’est ça. Plus que la beauté, c’est sa signification et nourrir le discours sur mon travail.

Le discours en place, le cheminement à travers l’exposition, c’est vous qui avez créée ? Avec qui avez-vous travaillé ?

J’ai demandé comment on allait fonctionner. Il m’a été répondu, ce qui était sympa mais pas très éclairant, que j’avais carte blanche pour un avant-projet. J’ai commencé à réfléchir tour seul et à bâtir un texte. Je suis scénariste. Tout part des mots. C’est un hors texte ou voigt over en jargon télé, ce qu’on voit au-dessus de la scène. Il va y avoir un texte qui va se promener dans des alvéoles pendant le périple du spectateur.

Partie de chasse Ces alvéoles sont basées sur la progression de votre carrière ou sur des flashs précis, sur des dessinateurs ?

Un peu tout ça à la fois et j’ai choisi un ordre chronologique qui part de ma jeunesse. On démarre avec mon premier choc visuel, puis les péripéties de ma vie, mes voyages, ma culture, la musique. Il y aura aussi des extraits de films auxquels j’ai collaboré.

Si je comprends bien, c’est une ballade en compagnie de Pierre Christin ?

On se dirige vers un titre qui serait Dans la tête de Pierre Christin. C’est un texte à la première personne sans être autobiographique pour autant. Ce sont des précisions, des considérations, des préférences artistiques qui mélangent mon petit trajet et le grand trajet de la marche des choses.

Avec des références historiques, politiques telles que vous les avez souvent introduites dans vos œuvres ?

Oui. Je dirais même qu’elles sont plus présentes dans ce commentaire qui n’est pas très long que dans mes albums. Par exemple, dans les premiers Valérian, il y a un engagement très net pour l’écologie qui n’est pas avancé comme tel. C’est encore de la BD pour enfant. Il ne fallait pas « plomber » la BD. Là, j’en parle clairement.

Valérian

Vous êtes un journaliste. Finalement, vous témoignez de votre temps avec votre travail scénaristique ou est-ce que c’est du romanesque pur et dur ?

Non, c’est entre le témoignage et le romanesque, mais je suis un romancier qui appartient à la famille de ces romanciers d’observation comme Orwell. Son livre sur la Birmanie est un roman mais c’est surtout la description très fine de la société coloniale anglaise. Simenon a écrit des pages remarquables sur l’Afrique. Ils y ont été dans ces pays. C’est mon grand principe. Je parle de choses y compris qui se passent aux fins fonds de la galaxie où j’ai été en imagination, où j’aurais pu aller si on avait inventé le voyage dans le temps.

Pierre Christin et Annie Goetzinger
Pierre Christin et Annie Goetzinger. Archives JLT ®

Vous avez une passion de la géopolitique. Vous avez été un précurseur.

Il y avait parmi d’autres une chose qui me gênait quand j’ai commencé dans la BD. C’était que dans la BD franco-belge, on était dans un tout petit jardinet, dans des petits jardins de Wallonie, de Bruxelles, chez Franquin, Tif et Tondu. Un petit monde tout propre ce qui n’empêchait pas de raconter des histoires formidables. Un monde idéal. Je pensais qu’il y avait plein d’autres sujets à traiter. Il y avait aussi des aventures de convention. Je ne juge pas de la qualité. Pour moi la BD offrait des possibilités énormes. Elle ne coûtait rien à faire. Impossible avec le cinéma. Avec du papier, un crayon, une plume et des couleurs on pouvait tout. Dès le départ j’ai eu envie d’élargir le cercle. J’ai pris une maison dans le sud de la France et mon premier album, hors Valérian, a été Rumeurs sur le Rouergue. Le désir de sortir du jardinet et de dire il y a des régions en France où on se croirait encore au XVIIIe siècle. On était loin dans le temps et l’espace. Le CNRS envoyait des missions. Une équipe est partie au Sahel et puis ils s’arrêtent sur l’Aubrac, trouvent que c’est parfait pour faire de l’ethnologie et y restent deux ans. On est dans un autre monde avec ses contes et légendes. Ma démarche ce sont les contes et du journalisme « ethnologisant » plus que politique.

Lady Polaris On parle beaucoup de roman graphique. Comment définissez-vous le terme dont on nous rabat beaucoup les oreilles ?

Il y a une utilisation abusive du terme. Dans beaucoup de cas, c’est un format différent, un dessin très simplifié pour rester poli. Il y en a d’autres qui se sont rapprochés du journalisme, du roman intimiste. Moi, je n’ai pas utilisé le terme mais j’ai défriché le terrain avec par exemple avec Bilal pour Laurie Bloom. C’est un reportage sur Los Angeles fantasmé. Finalement pas tant que ça parce que beaucoup de gens ont cru que Laurie Bloom était une vraie artiste. Avec Mézières, on a fait Lady Polaris mais pas chez un éditeur de BD.

Aujourd’hui la BD, qu’elle en est votre vision ? Qu’est-ce qui vous séduit, a fait progresser le 9e art ? La BD est en marche ?

Bien sûr. Elle n’a plus rien à voir avec la BD de mes débuts. C’était vu comme de la petite culture, de la paralittérature. Beaucoup de sujets n’étaient pas abordés par la BD. C’était un genre dans l’enfance avec des grands talents. On ne parlait pas de sexe, de la vie urbaine, de politique. Cela n’intéressait pas les auteurs. Le changement a été l’arrivée de gens qui ont touché à tout. On peut citer Riad Sattouf, Emmanuel Guibert, l’auteur du Photographe, des auteurs qui sont dans la réalité, dans une grande variété de sujets. Les femmes dans la BD ont contribué à faire pencher la balance différemment avec plus de romanesque. La publication était quasiment masculine. Les femmes étaient cantonnées dans des genres comme la Jeunesse. Avec l’arrivée de Claire Bretécher et Annie Goetzinger, tout allait changer. La BD aujourd’hui est très éloignée de ses débuts mais très ouverte, qualitativement enrichie, avec de belles œuvres très variées.

Le long voyage de Léna Pas trop justement d’œuvres ?

Alors là c’est un autre problème, celui de la surproduction qui déséquilibre le marché. A l’époque, pour vivre heureux on vivait caché. La critique tout le monde s’en foutait. La notoriété des auteurs, c’était les lecteurs qui la faisait. Avec la multiplication des thèmes, des genres, avec l’embourgeoisement de la BD depuis qu’elle fait partie du marché de l’art, on est dans le floue qui donne des hiérarchies plus étonnantes. Une planche soi-disant belle et artistique peut venir d’une BD pas très bonne.

Il y a une volonté que ce marché soit en perpétuelle expansion, avec des prix de ventes de planches stupéfiants que l’on fait monter plus ou moins artificiellement selon les auteurs ?

Évidemment. Le marché de l’art est d’un arbitraire extraordinaire. Il faut plaire aux milliardaires et aux banquiers, ce qui écrase des artistes contemporains qui ont plus de talent. C’est arrivé un peu moins en BD.

Quelle évolution voyez-vous pour la BD ? Où va-t-elle ?

Souvenirs de futurs Là, je suis plus gêné pour vous répondre. Je suis en train de perdre la vue. Je ne participe plus à des jurys, c’est triste pour moi, et je ne suis plus en état de juger de la BD actuelle. Il faut que je projette sur grand écran. Non la BD, c’est tourner les pages. Dieu merci c’est ce qui la protège du net. Je n’ai plus les moyens physiques de regarder la BD mais j’aime beaucoup des auteurs comme Blain. Et j’ai un faible pour la BD d’humour parce que je ne sais pas en faire.

Revenons à ce que vous faites aujourd’hui. Il y a un Léna qui sort, avec Juillard, très géopolitique. Cela vous passionne de mettre votre nez dans les affaires d’état. On est au Moyen-Orient, vous jonglez avec des personnages, des références historiques.

Oui, j’adore la BD mais ce n’est pas mon seul intérêt. J’aime le Moyen-Orient, la Syrie. J’avais envie de parler de ces pays. Ils obligent aussi les dessinateurs à éviter les stéréotypes. Tous les héros ne sont pas blancs, il y a des arabes idéalistes ou sympathiques. Dans les séries US, un Noir peut-être un héros à part entière. Avec André Juillard, on est un peu timide et on a tardivement collaboré. J’aime le classicisme de son dessin.

Pierre Christin et Jean-Michel Arroyo
Pierre Christin et Jean-Michel Arroyo. Photo J.L. Bocquet ®

Et Valérian ?

On ne peut jamais savoir. Fondamentalement, Valérian c’est 22 albums. Après des additifs pour s’amuser, oui, avec Jean-Claude car on s’est aperçu qu’on était un peu orphelins. On s’attache à ses enfants. Les dialogues de Laureline me sont toujours venus naturellement. C’est elle qui me parle. Après le mot fin, on était un peu triste et on a repris les deux autres albums suivants en changeant de point de vue. Pas de suite par contre qui durent ad vitam æternam. En revanche que des auteurs qui aimaient Valérian aient envie d’en faire un, pourquoi pas. Une petite idée traîne par là mais je ne peux pas en dire plus.

Vous avez aussi un projet avec Jean-Michel Arroyo chez Dupuis ?

Les Phalanges de l’Ordre Noir Oui, c’est une drôle d’histoire. C’est une autobiographie qui se prête bien au roman graphique. On se dégage de la contrainte pagination. J’avais aimé faire celle de Moses, bâtisseur de New-York avec Olivier Balez. Est-Ouest aussi. J’aborde des choses nouvelles qui posent des problèmes de récit, de dialogues, etc… Il faut faire des recherches historiques. Le Funiculaire redescend toujours, titre provisoire, se passe à Montmartre dans les années 50. On faisait le bilan d’Est-Ouest avec José-Louis Bocquet. J’avais envie de faire quelque chose sur Pigalle. Bocquet a demandé à Arroyo s’il voulait travailler avec moi sur ce sujet. Il a dit oui. J’adore le film noir à la française et donc une BD dans le même style. Et on part de l’Aubrac d’où viennent beaucoup de patrons de bistrots de Paris. J’attends beaucoup de ce Funiculaire.

D’autres projets ?

Je n’avais pas prévu que l’exposition d’Angoulême me prendrait autant de temps.

Si vous aviez un titre, un seul, à citer parmi tout vos albums ce serait lequel, le plus important ?

Les Phalanges de l’Ordre Noir, un scénario dont je ne changerais pas une virgule. C’est là où Bilal est devenu Bilal, le passage de la BD d’avant à la BD d’après. Le scénario a été, à mon niveau, mon moyen de changer la BD.

Le Funiculaire redescend toujours
Les premières planches du Funiculaire dessinées par Arroyo. JLT ®
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