Interview : Mathieu Lauffray a mis dans Raven toute sa passion de la liberté

Mathieu Lauffray signe une nouvelle série, très personnelle. Avec Raven il replonge dans un monde qu’il connait bien, celui des pirates sous pavillon noir. Son héros est une sorte de Peter Pan mais fils naturel du capitaine Crochet, un caractère parfois à la Janus, à double visage. Raven sortira début juin chez Dargaud mais ligneclaire.info l’a déjà chroniqué, histoire de vous en dévoiler toutes les qualités. Mathieu Lauffray a signé une épopée, une envolée romanesque à grand spectacle pleine d’action et de fougue. Mathieu Lauffray, en toute simplicité, a répondu aux questions de ligneclaire sur les raisons qui l’ont poussées à écrire et dessiner Raven, ses envies aussi et revient avec franchise sur le Valerian qu’il avait signé avec Lupano. Merci aussi à Mathieu Lauffray pour ses originaux qui illustrent cet interview. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.

Mathieu Lauffray
Mathieu Lauffray. Rita Scaglia / Dargaud ©

Mathieu Lauffray, Raven c’était une envie forte de vous replonger dans la piraterie, aussi bien scénario que dessin, après Long John Silver ?

Oui, merci pour vos remarques parce que je n’ai pas eu beaucoup de retours de lecture. Je n’ai même pas vu encore l’album physiquement. On est toujours avide de retour. Pour répondre à la question, il y a des moments où j’ai besoin d’un genre comme un cadre. Je ne dis pas qu’un genre en vaut un autre, mais un genre peut vous aider à vous exprimer. Je me suis toujours demandé quand je travaillais dans le cinéma pourquoi il y avait des genres avec lesquels j’arrivais à faire mon nid et avec d’autres, même si je les aimais, cela m’était impossible d’en tirer ce que je voulais. J’ai compris qu’il y avait des genres qui autorisent certains types d’émotion, d’expressions personnelles. Dès qu’on touche à l’aventure, à l’épique, je me sens plus à l’aise que dans un environnement urbain. J’ai essayé les deux et je parle en connaissance de cause. J’ai découvert aussi qu’un positionnement personnel faisait que la problématique pirate, l’ultra individualisme, toujours prêt à participer mais le refus des règles, ces antagonismes du pirate merveilleux mais chaotique et brutal, créent l’essence de personnages que j’aime bien. On en trouve aussi dans le western, dans les polars, le privé solitaire rejeté par la police, impossible de se faire à une vie de groupe. Ces thèmes m’intéressent et le pirate est un mélange de ces positionnements, une geste héroïque, dans un monde vierge, avec sur le dos les marines royales qui le chassent. Il redéfinit son quotidien en fonctions de ses envies, de ses goûts, de ses pulsions.

Raven

Le pirate est une synthèse humaine qui vous correspondait ?

Beaucoup plus que dans son folklore, c’est que le pirate vit une situation en elle-même très porteuse et très narrative.

Vous prenez pour héros ce Raven, pirate d’origine française, trublion, casse-cou, tordu à souhait.

Il est très gascon comme la famille des Montignac que l’on découvre, dont le chef est nommé gouverneur de la Tortue. Raven n’a pas encore dévoilé ses origines dans cet album. Vous verrez dans la suite.

Raven est pétillant dans un environnement où règnent tous les grands critères de la saga très cinématographique d’aventure avec la méchante, un trésor, des cannibales. Il se lance dans une bagarre qui pourrait le dépasser. Il se casse la figure souvent.

RavenTout le temps. Souvent on s’adapte à ce qu’on est et à ce qu’on peut faire. Il prend des risques parce qu’il est persuadé, comme un surfer sur une vague géante, qu’il va s’en sortir. C’est une vision de la vie qui valorise l’instant. Cela m’a amusé de refaire un peu de mythologie autour de ces îles qui ont été d’abord découvertes par les Espagnols, de faire de Raven un Français. Il faut aussi rappeler qu’à cette époque c’est très rare d’être maître de son destin. On vit en servage, en esclavage, même pour des aristocrates sous autorité royale absolue, tenus par des alliances, des obligations. Les pirates se libèrent et s’affranchissent de tout. Il y a une ivresse de cette liberté qui leur est réservée. La dynamique est créée et, lui Raven, on sent que l’autorité le hérisse. Il en est devenu incontrôlable, pirate aux yeux même des pirates. C’est un héros exceptionnel mais solitaire, rejeté.

Qu’est-ce qu’est la liberté en terme individuel ? On peut être libre de suivre ses pulsions, redéfinir son trajet mais personne ne peut bâtir de projets avec vous. Si votre humeur change, vous pouvez tout remettre en question, incapable de vivre avec quiconque. Cette vision de la liberté m’intéresse car moi aussi je me considère comme libre, je choisis mes projets. Je vois ce que cela m’offre et me retire. Et je vois aussi les réactions de la société face à des gugusses dans notre genre.

Vous me dites qu’en fait Raven est un projet très personnel dans lequel vous vous êtes totalement impliqué ?

Cela fait cinq ans que je travaille dessus. Nous étions sur le dernier tome de Long John et je devais démarrer sur une histoire personnelle, pas de pirate, mais qui aurait pu être heroïc fantaisy ou un récit d’aventure à base d’Histoire de France. Progressivement, venant de cette aventure pirate avec Xavier Dorison, Raven s’est imposé comme une évidence.

Une logique d’enchainement ?

Oui, c’était devenu mon instrument. Pour comparer, je m’étais mis à la guitare, j’aimais, je continuais tout simplement.

Raven

Une parenthèse, Mathieu Lauffray, et vous réagissez comme vous le souhaitez, mais si je vous dis que vous avez créé, le Blueberry de la piraterie ? Cela ne veut pas dire que c’est du Giraud mais c’est un personnage qui a cette force, cette soif de liberté que vous exprimez, qui va au bout de ses choix, en se plantant, en dérapant.

C’est sympa, je vois l’idée. C’est chouette, un peu comme Corto. Ce n’est pas un dandy. Il paye cash ses erreurs. Toujours l’envie de faire partager la vie d’un homme libre avec des choses formidables et d’autres impossibles. Donc il tombe sur son double inverse, Lady Blacksee, ennemie redoutable et femme pirate.

Alors elle, continuons après Blueberry, on dirait une ancêtre de Lady X diablesse des 7 mers. Un duo antagoniste fabuleux Raven et elle ?

Oui et ils en ont pour un moment. Ce sont deux contraires. Lui est spontané, aime la vie, les autres. Elle est un stratège avec un objectif. Elle peut dire ce qu’elle fera dans cinq ans, pourquoi elle se bat. Raven ne sait pas pourquoi il se lève le matin. C’est très énervant d’être face à un type comme lui quand on calcule tout. Donc cela va être viscéral entre les deux alors qu’ils veulent le même trésor. Les moyens pour y arriver seront différents. Rien ne va coller entre eux et ils vont se détester. Or ils sont habillés presque pareils, ce n’est pas un hasard, mais il y a un univers qui les sépare. Vont-ils trouver un terrain commun ? La cohabitation risque de ne pas se passer en douceur. Comme vous dites, il y a une vraie dynamique autour d’eux.

Raven

Il y a ensuite votre vision cinématographique que vous avez apportée à Raven. Les planches explosent, leur vision s’agrandit, se transforme en grand écran.

C’est vrai que j’aime que les émotions épiques passent. Aussi bien en littérature, au cinéma, en dessin.

C’est votre culture ?

Oui bien sûr. Je suis à fond là-dedans, il y a du Tennesse Williams dans les personnages cassés, déglingués, fascinants par ce qu’ils ont vécu et leurs fêlures. C’est leur charme et j’aime les raconter.

Vous placez aussi dans ce premier tome un territoire, le Morne du diable, un endroit où tout est possible, où se sont échoués les Montignac. C’est la vraie scène de Raven, de son théâtre, de la pièce qui se joue ?

Exactement. J’ai posé mon environnement et besoin de ce cadre, très défini. La bataille de ces deux individualistes forcenés s’y déroule avec leurs raisons propres. Remettre un cadre de civilisation avec les rescapés va les mettre face à un problème. Lady Blacksee s’en moque. Pour Raven c’est plus compliqué parce qu’on ne sait pas vers quoi son humeur va l’emporter. Comme au début de l’album, il peut mener un abordage sanglant puis protéger une fille quitte à provoquer un désastre. Il peut être sympathique, prendre des risques pour ce qui lui semble être le bien, une sorte de D’Artagnan. Si les Montignac n’étaient pas là, on aurait seulement un duel Raven contre Lady Blacksee. Là il va y avoir conflit à gérer. Raven va devoir se rendre indispensable.

Raven

Pourquoi ce nom de Raven ?

Je ne veux pas trop en dire. C’est un nom d’origine scandinave qu’on trouve en Normandie. J’en avais besoin pour l’histoire personnelle de Raven mais cela apparaîtra plus tard.

Combien d’albums au total ?

Trois qui pose mon univers et ses antagonismes. Ensuite j’espère pouvoir faire avancer tout ça avec des one-shots, un peu à la Thorgal. Il n’est pas impossible aussi que je développe un album solo autour de Darksee qui est un personnage qui a de l’épaisseur. Son itinéraire est assez similaire à celui de Raven.

Vous avez apporté à Raven des bases historiques authentiques comme le pardon par le roi des actes de pirateries ? Et il y a eu des femmes pirates ? Il y a aussi Anne de Montignac, autre héroïne ?

Oui absolument. C’est vrai et des femmes pirates ont existé. Pas de sexisme chez les pirates, c’est une société assez démocratique avec élection du capitaine, femme ou homme. On était payé au mérite. C’est intéressant avec la volonté de créer un monde plus juste par des traumatisés de la vie, une geste libertaire. Anne prendra toute son importance dans les prochains tomes. La dynamique va venir aussi d’elle. Pour l’heure Anne est un peu l’oie blanche.

L’Île de La Tortue était sous autorité royale.

On est à la fin de la guerre de Trente ans, l’Espagne était dans une situation difficile, la France et l’Angleterre se sont installés. Elles ont créé des bases arrière pour attaquer les galions espagnols bourrés de richesses qui revenaient d’Amérique du Sud. Il y avait un gouverneur royal à La Tortue. Il y a très peu de doc sur les Caraïbes à cette époque. On se concentre sur Versailles, l’Europe. Quelques récits. Mais ce que je cite dans Raven est exact.

Revenons, Mathieu Lauffray, sur votre façon de travailler, votre technique, vous avez aussi fait les couleurs de Raven. Vous écrivez totalement votre scénario avant de commencer ?

J’ai tout fait sur cet album. Je travaille de façon traditionnelle, à l’encre de Chine sur papier. Les couleurs sont en numérique, les pages scannées sur Photoshop. La couverture est peinte comme les nouvelles que j’ai faites pour les intégrales de Long John Silver. Ce sont de grandes toiles à l’acrylique. Pour le scénario, j’avais les trois albums écrits dès le départ. J’ai une trame très claire en tête mais je ne veux pas m’empêcher, en fonction de l’évolution des albums, de peaufiner.

Entre le fantasme créatif d’origine et la réalité de l’album publié que ressentez-vous ?

C’est très compliqué. Je n’ai pas encore de recul et je suis avide des retours maintenant, je vous l’ai dit. Je ne sais pas ce que l’on en perçoit de l’extérieur, les émotions de celui qui le lit.

Raven

Votre force est qu’on est aux côtés du héros, pas que spectateur mais presque acteur.

Ce n’est pas pour moi un travail en distance. On peut être dans des récits tragiques ou drôles. Faut-il être l’Homme de Rio ou Pale Rider ? Unforgiven ou Rio Bravo ? On peut avoir un personnage noir et un autre feu-follet. La cohabitation des deux est la solution car les gens dont on raconte l’histoire sont inévitablement très différents.

Qu’elles seraient vos autres envies ? Attention de ne pas être un peu catalogué pirate.

Oui, il y a ce phénomène du catalogue. Envies ? Je pense que ce qui commence à m’intéresser est de prendre plus de temps sur le développement des personnages. On s’est mis dans un format BD de 54 pages et je m’intéresse de plus en plus aux gens. J’ai beaucoup à raconter sur eux. Le format BD comme dans Raven laisse peu de place une fois que l’action et le rebondissement sont décrits. Je suis tenté de creuser un peu plus. C’est un peu cette frustration qui me poussera à terme à développer le caractère des héros.

Raven et Blacksee
Un duo explosif, Raven et Blacksee

Avec des chantiers en tête ?

Oui, j’ai deux textes en cours, un récit un peu mythologique autour d’un enfant. Mais il est fort possible que je reste encore avec mon Raven un bon bout de temps. Je suis dans le tome 2 et je m’éclate. Peut-être que dans un an ce sera différent. C’est ma priorité et je veux aller au bout.

On revient au mot liberté. Vous avez tout en main avec Raven, c’est vous qui décidez.

J’aimais travailler dans des équipes, le cinéma. Comme avec une bande de gosses qui construisent ensemble. C’est excitant le collectif, mais là je veux utiliser mes moyens pour ma propre aventure. C’est un choix.

On parlait de genre, vous évoquiez le western. Pas d’envie ? Vous avez une grande culture cinéma du genre.

Le western, c’est la pureté du cadre sans parasite. Tout est propre. La nature dans le western qui s’oppose aux villes où règnent perversion et politique. Il y a les gens, c’est tout. Dans les pirates je suis assez proche du western. Les déserts sont remplacés par des étendues d’eau. Les cadres sont identiques. Mais il y a aussi ce qui n’est pas trop dans le western, les passions humaines qui me permettent de développer mon romanesque personnel.

On vous sent heureux avec cette aventure.

Oui je sais que je suis à ma place pour essayer de faire des livres de mieux en mieux, d’être capable de me dire ce qui me plait, plus que de me poser des questions sans arrêt.

ValérianRevenons pour finir sur votre expérience du Valérian, comment l’avez-vous vécu ?

De façon bizarre. Une expérience douce-amère. J’aime beaucoup Valérian. Mézières est un homme merveilleux et il a été en début de carrière mon premier contact professionnel. Il m’a mis au travail et j’ai fait les couleurs d’un Valérian. Je suis un lecteur passionné de Valérian. On retrouve un peu ça dans Raven, récit épique et aventure. Quand Mézières m’a proposé de faire un Valérian, personnellement, une offre de mon parrain quelque part, je voulais vraiment en faire quelque chose d’abouti. Cette dynamique avec le film qui s’est mise en place a perverti ce souhait. C’était un album tout à fait sincère, personnel, offre et don d’un auteur qui a été ressenti comme un produit d’exploitation merchandising. Il n’y a pas eu moyen d’enrayer cela avec l’arrivée du film, la machine médiatique était en place. On a considéré qu’avec Lupano, on avait fait un album pour en tirer profit, opportuniste. C’est faux pour plein de raisons. Le scénario était drôle, chouette. Je ne suis pas un homme de comédie mais j’ai aimé ce livre.

Cela m’a permis de comprendre le comportement des lecteurs face au livre, le pacte fondamental entre un lecteur et l’auteur. On n’a pas réussi à y arriver avec cet album. Le lecteur veut de la sincérité en BD. Ça va de Bretécher, Larcenay, Tardi, à Pratt, on est payé de retour quand on est sincère. Quand il y a plus de deux noms sur un générique, c’est mal perçu, considéré comme fabriqué, un truc de studio. Dans une BD, le lecteur a envie d’aimer. Pour le Valérian, ils n’ont pas eu cette envie parce qu’il y a eu une sorte de soupçon de malhonnêteté, de vouloir surfer sur la vague de l’actualité. Je le comprends. Cet album est sorti avec une couverture ratée, trop produit. Mais j’aime quand même ce livre.

Shingouzlooz Inc.

4.9/5 - (9 votes)