Le décès de Richard Corben

Richard Corben nous a quitté. Il aura marqué comme nul autre l’histoire du 9e art. Peut-être encore plus pour ceux qui avaient connu la grande époque de Creepy et de Eerie. Puis admiré, aimé ses œuvres les plus récentes comme encore il y a peu Murky World. Si on a pu renouer avec ce magnifique auteur Grand Prix d’Angoulême 2018, c’est grâce au label Delirium dont on ne dira jamais assez les efforts en faveur non seulement de Corben mais aussi de bien d’autres auteurs anglo-saxons oubliés. On pense donc à Laurent Lerner aujourd’hui de Delirium et nous publions la biographie qu’il nous a transmise de Corben, riche et émouvante. On aimé Corben parce qu’il était inclassable, doué comme peu d’auteurs, génial à la hauteur d’un Moebius qui en disait « Richard ‘‘Mozart’’ Corben s’est posé au milieu de nous comme un pic extraterrestre. Il trône depuis longtemps sur le champ mouvant et bariolé de la BD planétaire comme la statue du commandeur, monolithe étrange, sublime visiteur, énigme solitaire ». Qu’ajouter de plus si ce n’est qu’il va nous manquer.

Richard Corben
Richard Corben. FIBD ©

C’est avec une profonde tristesse que nous avons appris la disparition le mercredi 2 décembre dernier, de Richard Corben. Né en 1940 dans le Missouri, il a grandi en nourrissant une véritable passion pour le fantastique, la science-fiction et l’épouvante, sous toutes ses formes : cinéma, littérature, comics (grâce notamment aux classiques EC comics). Dans les années 1960, il a tout d’abord commencé à travailler dans une société de production de films institutionnels mais le lancement des magazines « pour adultes » de l’éditeur Jim Warren, Creepy et Eerie, qui allaient bouleverser le lectorat de comics jusqu’en Europe, vont le décider à franchir le pas et se lancer dans une carrière consacrée à la bande dessinée. Il proposera ainsi à Warren de nombreuses histoires et dessins, tout en contribuant à des fanzines underground, parfois auto-publiés. Dès ses premières histoires publiées dans Creepy et Eerie en 1970, la carrière de Richard Corben allait littéralement décoller. Il allait non seulement devenir un pilier de ces titres cultes, mais sa renommée allait atteindre rapidement nos frontières. Tout d’abord dans ACTUEL, en 1972, puis dans le magazine devenu culte Métal Hurlant, à partir de 1975 où il allait exploser et qui publiera l’œuvre qui le révèlera, Den.

Des titres cultes

Dès lors s‘enchaîneront des titres devenus tout aussi cultes tout au long des années 1970 jusqu’au milieu des années 1990, tels que Les Mille et Une Nuits (1979), Bloodstar (1981) toujours chez les Humanoïdes Associés, ou encore Jeremy Brood (1984), Vic & Blood (1989) ou Temps Déchiré (1991) publiés par l’éditeur Fershid Bharucha. Dans le courant des années 1990, la faillite de sa maison d’édition, Fantagor, grâce à laquelle il pouvait se consacrer en totale indépendance à ses créations, va le faire entrer dans une période plus difficile. Néanmoins, au cours de cette période allant jusqu’aux années 2000, de l’autre côté de l’Atlantique, grâce à certains auteurs et éditeurs admiratifs de son travail alors en place chez Marvel et DC, il aura alors l’occasion de collaborer à quelques travaux plus alimentaires, mais qu’il signera avec toujours le même perfectionnisme. Ce sont essentiellement Hulk, Hellblazer, et surtout Punisher : The End et La Maison au Bord du Monde adapté de W.Hope Hodgson qui marqueront les esprits.

L’éditeur indépendant Dark Horse Comics lui offrira également en parallèle à partir de la fin des années 1990 la possibilité de travailler sur des titres plus proches de ses aspirations, en collaborant notamment à Hellboy avec Mike Mignola (chez Delcourt), grand amateur de son œuvre, ou en publiant ses dernières créations. En France, en dehors de ces séries connues du grand public, les « gros » éditeurs ne le publient plus depuis le début des années 1990 mais les amateurs de ses travaux peuvent heureusement continuer à découvrir ses dernières créations grâce au micro-éditeur passionné Toth qui publie 5 titres entre 1999 et 2003, puis deux derniers ouvrages en 2005 (Solo) et 2006 (Bigfoot). Dès lors, il faudra attendre 2013 pour que Delirium se penche à nouveau sur ses travaux, avec tout d’abord deux anthologies rassemblant les histoires publiés dans Eerie et Creepy au début des années 1970, avec de nombreuses planches restaurées, puis une première création inédite, Ragemoor (février 2014). Cette histoire complète réalisée avec son ami de longue date Jan Strnad et réalisée en noir et blanc, (tous deux étaient alors convaincus qu’aucun éditeur ne voudrait investir dans la publication d’une histoire en couleurs !) marquera le début de la redécouverte de son œuvre.

Murky World, une boucle initiatique

Au sommet de son art, Richard Corben reviendra dès lors explorer avec passion et en totale liberté les thématiques fondatrices de son œuvre, le fantastique et l’épouvante, dans une succession d’hommages aux auteurs qui le nourrissent depuis toujours, tels Edgar Allan Poe (Esprits des morts, 2015, qu’il considère alors comme faisant partie de ses plus beaux travaux), H.P. Lovecraft (Ratgod, 2016), le double recueil paru en 2018 Grave Les Contes du Cimetière (hommage aux EC Comics des années 50) et Denaeus (création de « fantasy » dans la filiation de son œuvre Den). Son dernier titre, Murky World, qui vient tout juste de paraître (Novembre 2020) en exclusivité et avant même la fin de sa parution dans le magazine Heavy Metal aux US, est une œuvre testament, sorte de boucle initiatique ouverte, graphiquement époustouflante, sur laquelle il travaillait depuis 2011.

Souvent incompris des experts et des critiques hexagonaux, en raison de sa position d’auteur « hors des cases », Richard Corben a toujours été un passionné de BD de genre. Il a toujours exploré librement ses univers graphiques et narratifs sans tomber dans le « récit à ambition conceptuelle ». Il n’est jamais devenu non plus un auteur de comics « mainstream » ni de roman graphique intimiste ou social, au gré des modes et des tendances du marché. Richard Corben a néanmoins toujours été une référence absolue pour les artistes et artisans de l’image par sa démarche artistique intègre et son style à jamais unique et atypique qu’il n’a cessé de remettre en question et faire évoluer, mais en restant toujours au service de sa narration. Consécration reçue de son vivant, son œuvre a été saluée par ses pairs en 2018 qui ont voté pour lui attribuer le Grand Prix de la Ville d’Angoulême.

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