Interview : Philippe Wurm raconte Jacobs le passionné investi dans son art

Avec Jacobs, le Rêveur d’apocalypses, François Rivière et Philippe Wurm signent une biographie émouvante, complète, travaillée aussi bien sur le plan scénaristique que graphique. Pour parler de Jacobs, le dessiner, il fallait passion et talent. Des qualités qu’a Philippe Wurm qui revient sur la conception de cet ouvrage dont l’édition de luxe est remarquable. Jacobs le fou d’opéra, le gentil naïf dont la carrière a souffert de l’ombre tutélaire de Hergé, avait Bruxelles comme source d’inspiration et des héros so british. Au dernier Festival du Livre de Paris, Philippe Wurm est revenu avec beaucoup de tact, de sincérité, de gentillesse pour Ligne Claire sur Edgar P. Jacobs et son œuvre. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.

Philippe Wurm
Philippe Wurm. JLT ®

Philippe Wurm, faisons un retour en arrière sur le génèse de cet album, le contact avec François Rivière pour le scénario et vous pour le dessin. Comment en être vous arrivé à concevoir cette biographie en BD d’Edgar P. Jacobs ?

C’est à un moment où je sentais que j’allais manquer de projet et je me suis dit il fallait que je prépare la suite. Cela ma trottait en tête depuis longtemps de faire une biographie de Jacobs. 

Pourquoi ?

Parce que cela fait 25 ans que je tourne autour de son dessin. Il y a tout mon intérêt pour son univers graphique et à force de malaxer le tout je connaissais pas mal de choses sur l’homme. Il est sympathique. Il a des zones mystérieuse et donc intéressantes à raconter. Au départ j’avais accumulé beaucoup de documentation et j’ai pensé pouvoir mener ce projet seul. Et puis j’ai lu par hasard la biographie de Rivière et Mouchard sur Hergé. J’avais lu celle de Jacobs par eux. Celle de Hergé est la meilleure sur lui, limpide, très claire, le rapport établit entre les trois femmes d’Hergé dont sa femme. C’était si bien pensé que je me suis demandé ce que j’allais pouvoir faire seul. J’ai contacté Rivière, me suis présenté et il m’a dit que le projet était formidable. L’amitié a commencé à se tisser.

C’est un travail de longue haleine, précis, méticuleux. Rivière a écrit et comment avez-vous travaillé ? Vous ne vous vous êtes occupé que de la partie dessin ?

En amont du démarrage du projet on a appris à échanger nos informations. C’est lui qui en avait le plus. On a confronté nos points de vue. Rivière venait à Bruxelles, on discutait. On a décodé avant tout d’explorer tous les endroits par lesquels était passé Jacobs. On a fait les adresses, celle de l’éditeur, des imprimeurs. C’était passionnant. Une enquête et la géographie a permis de tisser des liens entre les différentes parties de sa vie, des gens rencontrés. Cela a été une très bonne base et Rivière a écrit le scénario. Il me remettait les pages dialoguées avec une note de mise en scène. On avait convenu que si je trouvais de la documentation en plus je pourrais l’intégrer. Il m’a laissé très libre.

Cela se veut une biographie quasi exhaustive, très appuyée sur la réalité sans ajout romanesque.

Tous les faits, tous les points d’ancrage sur sa carrière, sa vie, sa profession, tout est répertorié. Il n’y avait aucune envie pour nous d’interpréter.

Il a fallu faire des choix, tailler ?

Oui. On était parti sur les années 50 mais c’était un tour de chauffe. J’ai gardé les planches et on a commencé aux débuts. On est parti à la page 1 avec l’idée de découper en tranches le récit.

Vous avez gardé ce qui fait le fond de la vie de Jacobs ? Le rôle de Martin, de Hergé. Jacobs c’était un gentil ?

Exactement. C’est un naïf gentil, passionné et investi. Il fait les choses à fond. Il a voulu d’abord on le sait faire de l’opéra. Il s’est donné à fond et comme c’était compliqué, il vieillissait. La guerre en plus, il s’est rabattu sur son deuxième talent, le dessin. Il ne s’imaginait pas faire de la BD. Une des marques de Jacobs s’est de dessiner comme si c’était une vocation absolue. Comme un Franquin, un Giraud. Il a une capacité d’investissement remarquable. Il investit aussi son imaginaire cela lui permettait de tout prendre au sérieux. Il est allé au bout à chaque fois.

Revenons sur le rôle d’Hergé.

Là il y a la conjoncture, la dérive vers la BD avec le journal Bravo. Hergé le repère et l’embauche. Il travaille avec lui et il y a une transformation mutuelle. Hergé met le langage BD dans les mains de Jacobs qui apporte un souffle culturel classique dont l’opéra. Il va au bout d’un décor, d’une ambiance. Tintin au début c’est du Chaplin, mouvement sans décors. Hergé voulait crédibiliser d’avantage ses récits. Repérages et décors étaient essentiels. Jacobs reconstruit tout ça. Au moment où Jacobs part, Hergé se retrouve avec le meilleur assistant possible qui le lâche.Il est seul et Hergé en a conçu une grande amertume. Pour Hergé c’était très confortable et quand Jacobs suit sa voie avec le journal Tintin, le lancement de Blake, Hergé a une montagne de travail en plus. Il en fait une dépression. Jacobs en a été un des éléments et Hergé a en a voulu à Jacobs jusqu’au bout. Il ne l’a jamais aidé. Et le potentiel de Jacobs ne pouvait pas se révéler avec Hergé qui avait dit à Leblanc, tout album vendu de Blake sera un Tintin en moins.

Et Martin ?

Jacques Martin c’est une création du studio Hergé où il lui laisse faire ses travaux personnels Alix et Lefranc qui est un missile contre Blake et Mortimer. Hergé laisse faire. C’est dur et quand j’ai vu Martin en 2000 il m’a de suite expliqué ça. Il m’a dit que les Lefranc se vendaient bien, que Jacobs n’était pas content, qu’il n’allait pas s’arrêter à ça et que Hergé l’avait laissé faire. On peut même penser que Hergé a utilisé Martin pour encercler Jacobs.

Jacobs n’était pas un affairiste.

C’était un artiste qui donne tout à l’art. Il en avait une vision très romantique. Si on l’avait laissé faire il aurait vendu 3 à 400 000 exemplaires par album. Il aurait pu travailler dans de meilleures conditions, embaucher des assistants.

On parle d’un monument dont les bases ont été sapées et qui est devenu aujourd’hui incontournable. Un mythe à contre-temps.

Il y a là un effet romanesque dans la vie de Jacobs. On ne lui fait pas de cadeau.

On est dans un opéra, une tragédie shakespearienne, un destin étonnant et vous étiez le seul à pouvoir le dessiner.

Merci. C’est le ressenti de votre lecture mais on ne voulait pas le mettre en avant plan. Il fallait que cela apparaisse de façon sous-jacente.

Quand vous vous plongez dans un ouvrage comme celui là, il y a de l’affection naturelle, et petit à petit vous empruntez ses traces. On comprend qu’il a souffert.

Clairement. C’est un battant et c’est passionnant avec notre idée que la ville de Bruxelles, les monuments avaient été la matrice de sa culture, son inspiration. Léopold II a apporté tout ça à la ville et je jeune Jacobs s’en imprègne. Même si Jacobs a des héros anglais il raconte Bruxelles qui sert de prétexte à Londres.

Il a aussi le génie créatif dont ses créatures Olrik, L’Espadon, la Marque jaune.

Là c’est aussi la littérature anglaise dont il est imprégné. Le plus fort titre c’est La Marque Jaune mais j’ai découvert des qualités insoupçonnées dans L’Atlantide. Rébarbatif au début mais ensuite on sent qu’il est au sommet de son art.

Sato est son dernier album, Bob de Moor dessine le tome 2. Qu’est ce qu’il aurait bien pu nous faire après Jacobs ?

On n’a pas eu accès aux archives. Moi j’ai une frustration avant. Jacobs voulait pour Sato 64 planches. Le Lombard était en crise et a refusé. Soit 46 planches ou deux fois 46. Sato aurait tenu en 64. Encore un saccage. En 64 pages Jacobs l’aurait fini. Le tome 1 il s’essouffle, il n’arrive pas à redémarre pour le 2 et c’est fini.

Alors que pensez-vous de ce qu’est devenu Blake et Mortimer aujourd’hui ?

J’ai été très amoureux de la reprise de Van Hamme et Ted Benoit. L’Affaire Francis Blake c’est est extraordinaire. Benoit s’est mis dans la peau de Jacobs. C’est magnifique. Un choc et une reprise intelligente. Ensuite l’univers a répondu à des impératifs éditoriaux. J’aurai aimé un Blake tous les cinq ans, travaillé dans les détails. Ils ont voulu produire plus donc plus d’auteurs et d’albums mais je suis moins investi comme lecteur côté scénario.

Vous avez eu des difficultés à faire cet album dont l’édition luxe est une vraie merveille ? C’est un travail en traditionnel.

Je tends vers Jacobs et je n’y arrive jamais. Tout dans Jacobs est difficile. J’ai mis sept ans à faire l’album tout en étant professeur à Bruxelles. On a fait 110 pages au final. J’ai deux ou trois nouvelles pistes, je prends un peu de recul et l’histoire de la BD franco-belge avec le Jacobs qui m’a donné du plaisir, on devrait en parler plus. Je tourne autour de Jacques Martin. Je vais rester dans la biographie.

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