Interview : avec leur Monte-Cristo, Jordan Mechner et Mario Alberti transportent Alexandre Dumas de nos jours

Avec Monte-Cristo chez Comix Buro, Jordan Mechner et Mario Alberti ont revisité Alexandre Dumas et l’un des ses plus grands chefs d’œuvre. L’action commence en 2005, après l’invasion de l’Irak, les Twins aux USA, le terrorisme obsessionnel facile à utiliser comme motif d’une machination. Mais ce n’était pas évident ce tour de force. Le scénariste, Jordan Mechner qui vit à Montpellier était à la Comédie du Livre avec le dessinateur Mario Alberti. Ils ont répondu ensemble aux questions de Ligne Claire sur la génèse de leur rencontre et la création de cette excellente adaptation en trois volumes du Comte de Monte-Cristo. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC.

Jordan Mechner et et Mario Alberti
Jordan Mechner et Mario Alberti à la Comédie. JLT ®

Le Comte de Monte-Cristo a déjà été largement adapté, modernisé en BD. Pourquoi avoir voulu en faire une nouvelle version Jordan Mechner ?

Jordan Mechner : Alexandre Dumas a toujours été une référence pour moi, dès ma jeunesse aux USA. Dans les jeux vidéo que j’ai fait il y a aussi l’esprit d’aventures romantiques dont Dumas était le maître. Dumas n’a jamais été loin de mes projets créatifs. Dont la BD avec Templiers (chez Akiléos) qui se déroule en France au XIVe siècle. Je n’avais jamais osé faire une adaptation directe de Dumas. Il y a huit ans j’ai relu le Comte de Monte-Cristo et j’ai été frappé par, même au XIXe siècle, la pertinence de l’œuvre par rapport à ce qu’on a vécu après le 11 septembre, Guantánamo, l’Irak, etc…

Le Prisonnier

Cela vous a paru évident que ce roman pouvait se passer de nos jours ?

J.M. : Oui, c’est ça et je me suis demandé comment l’adapter. Même si il y avait eu beaucoup d’adaptations cinématographiques ou TV, il n’y en avait pas qui été comparable en qualité à l’œuvre originale. Pour faire un Monte-Cristo moderne, il fallait respecter Dumas et coller à l’œuvre, les causes, les motivations.

Comment Mario Alberti vous a rejoint ?

J.M. : J’ai écrit le scénario à Montpellier où je me suis installé pour un projet de jeu vidéo. Je suis ami avec les Olivier de Comix Buro, Vatine et Sztejnfater que je connaissais par Lewis Trondheim. Je leur ai montré le scénario totalement écrit mais ce n’était pas évident de trouver un dessinateur. C’est Olivier Sztejnfater qui m’a parlé de Mario.

Monte-Cristo

Mario Alberti : J’ai reçu un e-mail et je travaillais sur le premier tome du Mur. On s’est vu à Angoulême et on a discuté du projet.

J.M. : Le Mur m’a impressionné par la richesse du monde créé par Mario. Il était arrivé à quelque chose de très rare en BD, détailler au maximum, mais aussi en toute liberté, avec un dessin très vivant.

Un dessin moderne effectivement, réaliste qui joue sur les nuances. Alors une fois que le tandem s’est formé comment cela se passe ensuite ?

J.M. : Après Angoulême, on était juste avant le Covid. Mario avait encore deux tomes du Mur à finir.

M.A. : On a compris que cela pouvait marcher entre nous. Je travaille beaucoup sur la SF que j’adore, la Fantasy. C’était un peu un challenge Monte-Cristo car je n’avais jamais fait un album pareil. Beaucoup de recherches, l’ambiance, la lumière, l’architecture, tout devait être au point.

Monte-Cristo

Votre Monte-Cristo n’épargne pas les USA. Il y a une critique précise de ce qu’est ou pas la justice américaine, le non-droit total, pas d’avocat, une conspiration.

J.M. : Comme dans Dumas les détails sont très précis et les thèmes sont universels, comment cela pouvait arriver en France avec le procureur général à l’époque. Malgré les lois un innocent pouvait aller en prison. Étape par étape, chaque personnage a ses raisons dans le milieu des gens riches à Paris. Il fallait faire pareil de nos jours. J’ai beaucoup lu les récits des prisonniers de Guantanamo, de leurs avocats, du FBI qui devait protéger le pays contre le terrorisme. Chacun veut bien faire sans méchants qui se pensent être des méchants. Ils croient en ce qu’ils font.

Monte-Cristo

Même les pires croient en ce qu’ils font. On en connait un en Russie en ce moment. Si vous aviez eu à faire Monte-Cristo en France aujourd’hui cela aurait été plus compliqué, avec les mêmes pistes ?

J.M. : En France cela aurait été une autre histoire. Comme j’avais choisi précisément 2005, juste après l’invasion en Irak, il y avait une piste précise. En France j’aurais dû trouver autre chose. Ce qui est universel c’est que des gens puissants abusent de leur pouvoir.

On en revient au dessin Mario Alberti. Quand vous avez reçu le scénario quelle a été votre réaction ? Il vous a plu, le sujet était bon ?

M.A. : J’avais lu jeune Dumas et Monte-Cristo. J’aimais beaucoup de pouvoir raconter une histoire qui a une résonance de nos jours comme Jordan l’a expliqué. Un défi et j’adore cela. J’avais le sentiment que notre collaboration allait bien marcher. On pense, on réagit de la même façon.

Monte-Cristo

J.M. : Mario pour moi est complètement génial avec ses recherches. On a échangé peut-être vingt fois sur le choix par exemple d’une voiture. 2005, le Connecticut, je lui ai donné des références, des films, des séries. Et ça se voit dans ce premier album.

M.A. : J’étais en vacances en Croatie, j’ai fait des photos et on a choisi avec elles un lieu pour une des scènes.

Votre version est plus politique, dans une actualité encore chaude. Votre choix a été judicieux. Vous avez surfé sur le roman ou vous lui avait été très fidèle pour la suite ?

J.M. : L’essentiel était d’être fidèle à l’intention. On ne pouvait faire une traduction littéraire de Dumas, cela ne fonctionnerait pas comme le duel. Là on parle des tomes 2 et 3. On a dû changer des choses mais quand il le fallait. Quand Sam s’évade il y a chez Dumas avec son Dantès une histoire de pirates, une île. Génial mais pas de nos jours. Donc on a trouvé le tanker russe puis il est naufragé. Un tanker russe dans une tempête il y a l’esprit d’aventure et d’exotisme.

Monte-Cristo

Il y a une part sociale aussi dans votre Monte-Cristo, des réfugiés.

J.M. : Oui, on est dans notre actualité. C’est un peu ça qui a touché Mario et l’a attiré dans le projet. Il est très humaniste. Il y a l’injustice pour Sam mais aussi pour des millions de gens. Quand il est naufragé il est entre Somalie et Yemen en pleine guerre civile. Lui est sauvé mais pour être un réfugié. Certes il deviendra un milliardaire tout puissant, le seul.

A la fin du premier album, on se demande comment il va se venger. Vous avez changé un peu la manière ? Vous adaptez une histoire qu’on connait ce qui donc n’est pas évident.

J.M. : Fidèle toujours, pour les trois méchants. Villefort est chez Dumas un procureur général qui va se marier à une fille de bonne famille. Là c’est un agent du FBI avec un beau-père général. On voit qu’il devient adjoint de l’Attorney-Général des USA. C’est une équivalence qui tient. Etudes en droit, FBI, avocat, logique. Danglars va faire fortune en conseillant des gens à acheter des actions grâce à des renseignements plus ou moins légaux. Le troisième comme chez Dumas était amoureux de la fiancée de Dantès. Il est soldat, rentre d’Irak.

Monte-Cristo

Comment vous travaillez Mario ? Traditionnellement ?

M.A. : Non tout est en digital. Le Mur a été fait sur papier. Mais là j’ai préféré travailler en digital. Le résultat est meilleur. Je n’aime pas dans l’encrage refaire quelque chose que l’on a déjà fait. Avec la tablette c’est de l’encrage en direct mais cela me permet aussi de refaire sans encrage sur crayonné. Ma main est plus libre. Par contre il n’y a pas d’originaux. L’important est avant tout le résultat final.

Finalement vous avez pris du plaisir à faire ce Monte-Cristo.

J.M. : Et il nous reste deux tomes dont les scénarios sont écrits, découpés par page. Mario fait la mise en page et on peut discuter. Une fois que le story-board est validé le livre est complet.

M.A. : Le second, story-board fini, est à moitié dessiné. Il y a beaucoup de recherches, on l’a dit.

Un album dur quand même. Dumas on se dit c’est autrefois, c’est vieux.

J.M. : Oui mais Dumas était dur aussi pour son époque. Je pense que notre adaptation moderne est plus fidèle à Dumas que celles qui se passent au XIXe siècle. A cause du côté politique. C’est une histoire d’injustice, de vengeance et de rédemption. Car la vengeance est au départ une raison d’être et le gentil devient un méchant. Le tome 2 devrait sortir en janvier.

Jordan Mechner
Un dessin sur le vif de Jordan Mechner scénariste qui sait aussi tenir un crayon, Place de la Comédie à Montpellier

Vous avez d’autres projets après Monte-Cristo ?

J.M. : Oui on a des projets. D’autres séries avec des dessinateurs et des éditeurs différents mais c’est un peu tôt pour en parler. Une série historique dans l’esprit des Templiers et une autre moderne, politique. Monte-Cristo a été signé il y a trois ans. C’est plus intéressant de parler de la nouveauté.

M.A. : Moi j’ai encore deux tomes et on pourrait retravailler ensemble même si on n’a pas encore le projet. Il faut trouver une belle idée d’ici deux ans.

Dédicace de Jordan Mechner et Mario Alberti

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