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Interview : Al Coutelis et ses deux passantes avec Leconte pour un duo d’exception

Alexandre Coutelis signe avec Patrice Leconte l’un des meilleurs albums de cette rentrée, si ce n’est de l’année. Quand deux talents se rencontrent, maîtres en images et en histoires d’exception, le bébé ne pouvait qu’être séduisant. Deux Passantes dans la nuit dont le tome 1 vient de sortir est un diptyque. Coutelis y fait vivre et parler son dessin aux trousses de deux héroïnes, une gentille cruche Arlette comme il dit, et Anna la mystérieuse. Deux destins dans Paris occupé vont se rejoindre et se retrouver, confrontés à une vie sous tutelle, risquée. Leconte aurait dû en faire un film. Finalement avec Al Coutelis au crayon, on a eu la chance que cela devienne une BD. Le dessinateur a répondu aux questions de Ligne Claire, en toute sincérité. Propos recueillis par Jean-Laurent TRUC. (Documents Al Coutelis ®).

Alexandre Coutelis. Gilles Fonlupt / Casterman ©

Vous avez dans cet album un dessin enthousiasmant. On se souvient de votre dernier album Le Député. Vous aviez connu Patrice Leconte à Pilote autrefois. Comment vous êtes-vous retrouvé ?

C’est très simple. Je suivais son travail et il y a quelques années j’ai reçu les vœux de Gotlib par mail, avec dans les adresses celle de Leconte. Je lui ai écrit et il m’a répondu. On a repris contact 45 ans après comme si c’était hier. Et puis j’habite une maison en Provence où il a lui aussi une maison pas très loin.

Comment vous-a-t-il proposé ce sujet ?

A l’origine Deux passantes dans la nuit est un scénario de cinéma qui n’a pas pu se faire. Il l’avait soumis à Blutch qui n’avait pas le temps. Je lui avais envoyé des albums dont Les Forçats du Tour de France sur lequel il avait flashé. C’était le style qu’il voulait. Il m’a raconté le synopsis et m’a demandé si cela m’intéressait. Je pars du principe que quand un bon sujet passe, on le prend. Peu importe à qui cela a été proposé avant. La preuve, Ridicule l’un de ses plus grands films, devait être fait par un autre. Second point, depuis 25 ans, on avait avec Moebius un projet de polar déjanté qu’on voulait faire. On n’a jamais pu se mettre d’accord dans le timing, et il est mort. Donc je n’allais pas refaire la même erreur avec Leconte.

Comment cela s’est mis en place ? Le scénario était écrit mais pour le faire passer à la BD ?

J’ai lu celui du film je me suis décidé. Leconte a réécrit la version BD en tenant compte de mes remarques, ce qu’il était possible de faire en dessin. Toute la spécificité du récit BD. On s‘est très bien entendu. Chacun a fait valoir son point de vue. Je finis le tome 2 qui à mon avis est encore meilleur que le un.

Ce qui est bluffant, ce sont les pages qui parlent, pas de dialogues envahissants, le dessin s’exprime. Au fait quel a été le rôle de Jérôme Tonnerre ?

Il n’est absolument pas intervenu, il y a sa signature car il était le coscénariste du film. C’est Patrice qui a tout fait pour la BD, je n’ai eu aucun contact avec Tonnerre. Je vais vous raconter une anecdote qui a 40 ans. J’avais travaillé avec Lauzier. On avait fait une parodie de film et je devais reprendre Al Crane. Il m’a dit « ton dessin a plein de défauts mais tu as une qualité, il est très vivant. » Je crois que justement ma principale qualité n’est pas une science du dessin que je pourrais avoir mais la vie que je lui apporte.

On est complètement pris, on est dans les pages. C’est un album avare de dialogues et on ne s’en rend pas compte. Ce n’est pas du Jacobs, vos pages sont des cases qui parlent et s’enchainent.

Les dialogues auraient pu tenir compte de l’expression des acteurs. Moi j’ai fait ma propre cuisine en intégrant les indications de Leconte.

Dans les dialogues il y a un petit côté Audiard ?

Non c’est du Leconte. Je préfère Albert Simonin à Audiard. J’aime Audiard mais je n’aime pas ses héros qui regardent le petit peuple avec condescendance.

On est dans un duo dans un Paris occupé par les Allemands qui n’est qu’évoqué pour l’instant.

Oui car on a décidé en accord avec tous de ne pas montrer un Paris très documenté, historique mais le récréer un peu onirique. Des récits historiques, j’en ai fait mais c’est très chiant d’avoir au final les spécialistes aux trousses. Là j’étais libre de réinventer un Paris à ma sauce.

Il y a des clins d’œil. Anna déploie le drapeau français sur scène alors que c’est interdit. Certains parleront aussi de La Traversée de Paris alors que cela n’a rien à voir.

Rien à voir évidemment. La Traversée de Paris, une nouvelle de Marcel Aymé, un peu comme Le Bon beurre, montrait les Français dans ce qu’il y a eu de pire. Là ce sont deux femmes qui se croisent et dans le tome 2 il y aura un soupçon de piment dans leur relation.

Anna est Polonaise, juive, recherchée. On est sur une aventure pure et dure et sur la construction de relations très humaines par hasard.

Oui bien sûr. C’est une amitié dont l’une ne veut pas. Anna ne souhaite pas d’intimité avec Arlette. Au cinéma, cela aurait très bien rendu avec deux bonnes actrices. Il y a aussi deux hommes, Félix le magouilleur, profiteur, comme beaucoup sous l’Occupation, collabo par intérêts. Il y a Lucien qui aura un rôle important mais je n’en dis pas plus.

La force du tome 1 c’est aussi qu’il n’y a aucune réponse.

Oui, il pose les personnages et tout va se résoudre dans le tome 2.

Dès le départ c’était un diptyque qui était prévu ?

Non c’est l’éditeur qui a fait ce choix. La césure est assez mineure. C’est aux antipodes d’un récit historique ou documenté. On parle de gens dans une époque donnée. Le focus est sur les personnages et on traverse l’époque. Arlette est une cruche jolie, gouailleuse qui s’est faite avoir par Félix.

On sent qu’Anna pourrait être très dure, ce qui n’est pas le cas d’Arlette.

Anna sait ce qui se passe autour d’elle. Arlette, elle a été emprisonnée avant la guerre et libérée sous l’Occupation.

 Comment travaillez-vous techniquement ?

Très simple. Au départ je travaillais au lavis et j’ai tout repris à l’encre de Chine. On a fait des essais de couleur avec des coloristes. Je dessinais les pages dans l’esprit des films des années 40 et je voulais des teintes précises. Les couleurs ne collaient pas donc je m’en suis occupé moi-même. Le format est sur un demi raisin, 37 par 52. J’en suis au dernier tiers du tome 2.

Vous avez déjà des retours sur le tome 1 ?

Oui et très favorables. Quand on livre un album on est angoissé, on se dit j’aurais pu faire autrement. Ensuite, le mieux c’est tout ce que l’on met dans un album « à l’insu de son plein gré ».

C’est le talent, non ? Le cahier graphique n’est pas mal non plus.

Ils n’ont pas mis les meilleurs croquis. Il y a souvent dans les croquis une espèce d’innocence qui dépasse le dessin des planches, de la vigueur. On le voit chez Pratt. On raconte une histoire qu’il faut servir. Un grand dessinateur n’est pas obligatoirement un bon raconteur d’histoire.

Après ce diptyque, quels sont vos projets ?

Je vais reprendre mes séries comme A.D. Grand-Rivière, le tome 5. Le Grec aussi, rassembler des histoires plus courtes en albums. Voilà.

Vous faites des expos ?

La dernière aurait pu être sur le Tour mais finalement cela n’a pas été finalisé avec Glénat. En fait je ne m’en soucie pas. S’il y a une proposition pour les Passantes je l’étudierai avec attention comme on dit.

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